J’ouvre les yeux, il est sur le fauteuil et m’observe. New York ne dort jamais et nous avons passé les premières heures du jour à nous découvrir. Je suis sortie de mon mutisme, de mon univers. Nous avons mangé, bu, fait l’amour, pris une douche, rebu, remangé, refait l’amour, repris une douche.

Il porte mes doigts à ses lèvres, les effleure et me parle de sa vie avant moi. J’ai du mal à croire que je puisse avoir autant d’effet sur lui ou sur n’importe qui. Je le lui dis. Il me répond tu n’as donc jamais compris qui tu es. Si, mais je n’ai jamais pensé compter autant. Même pour tes parents? Non, mes parents c’était différent, mais ils ne sont plus donc j’ai installé leur amour pour moi sur un piédestal inatteignable. Il insiste pour que je lui raconte mon enfance. Par où commencer et que raconter? Par le commencement. Je ne sais pas parler de moi. Je ne sais parler que des émotions que la vie provoque en moi. C’est exactement la même chose me fait-il remarquer. Raconte-moi tes amours si tu veux. Je ne sais pas parler de mes amours non plus. Tu n’en as pas eu? Si, même beaucoup, mais les amours ne se ressemblent jamais et encore moins les amoureux. Et des amoureuses? Non, je suis restée aux hommes comme d’autres sont aux oiseaux. Il me demande pourquoi rougis-tu en t’habillant. Parce que s’habiller c’est porter un masque et les masques sont faits pour décorer les murs et non cacher ce que nous sommes vraiment. Alors qu’attends-tu pour te déshabiller ?

Et j’ai commencé à raconter, à narrer cette vie qui était mienne mais que j’ai gardée si longtemps à la troisième personne du singulier. Il m’a rassurée en me disant tu peux conjuguer à tous les modes. Seulement, je ne veux conjuguer qu’au présent. Le présent est nécessairement le passé d’un futur incertain et je n’aime que le présent. Il ouvre les fenêtres tiens comme ça je n’emprisonnerai pas tes mots.

Je parle en lui faisant l’amour. Chaque blessure est un coup de rein et chaque coup de rein devient un baume. Je ne sais plus si c’est la jouissance qui me fait parler ou si c’est la source qui ne cesse de couler. Je retrouve mon enfance, mes ancêtres, le bruit de la maison, le parfum des plats que mon père réussissait. Les salades, les tagines de poisson de ma mère, les néfliers de mai, les jaracondas en fleurs, les bigaradiers lourds, la vigne tel un ciel bas surplombant mon enfance. Les baisers volés. Les adieux, les coups bas, les frontières invisibles. Le toucher de mon père, le regard de ma mère. Je retrouve la langue commune, celle des oubliés, des laissés pour compte, des affamés, des damnés, des assimilés, des colonisés, des néo colonisés, des ligotés, des meurtris. Mais sous les décombres se trouve la langue celle des temps immémoriaux, celle de la liberté, celle qui communie avec la nature, celle qui se fout que le soleil se lève à l’est ou à l’ouest, qui refuse les déités, celle qui fait fi des confessions, celle qui envoie balader les conventions, celle qui n’existe qu’à force d’être stressée, celle qui désavoue toute forme d’exil, celle qui dit merde et qui dit amour, celle qui ne rougit pas, celle qui fait jouir et ruisseler de plaisir, celle qui se fait belle comme la Sulamite, celle qui devient dague, celle dont les sons deviennent mélodie, celle qui a baigné les comptines et khorrafates de mon enfance. Kane ya ma kane fi 9dimi azzamane 7ta kane la7baq fi koul mkane…

Après avoir découvert l’histoire de mon corps, voilà que ma mémoire rejoint la sienne.