Petite, je me souviens avoir vu ma mère cacher ton portrait. Ce regard triste qui maintenant trône sur des T Shirts. Petite, j’ai vu ma famille, mes héros ces grands gaillards qui me prenaient sur leurs épaules disparaître un à un. Certains partirent si loin que les revoir était comparable à une naissance à rebours. Ton portrait, je le regardais seulement quand il n’y avait que des membres de la famille. Dans ce temps là, lorsque mes héros revenaient nous parlions en murmurant. Mia disait souvent que les murs avaient des oreilles, nous fermions les volets et s’installait une ambiance féerique, j’adorais écouter Mia dialoguer avec mes oncles, ses neveux et leurs amis. Mes tantes, les pasionarias discutaient débattaient avec leurs fils et neveux. Je garde de mon enfance et mon adolescence un goût de liberté, mais aussi de paranoïa intense. Haute comme trois pommes, j’ai appris qu’il ne fallait pas trop en dire. Je garde de cette époque une réticence assez prononcée pour les questions, je n’ai jamais réussi à m’en débarasser jusqu’à aujourd’hui. Tel un oiseau-mouche je passais d’une zone à l’autre, toujours furtivement. J’ignore où est passé ton fameux portrait. Toujours est-il que lorsque je pense à cette époque je ne peux qu’avoir un pincement au coeur car je revois mes héros ces grands gaillards, je les revois comme si c’était hier me mettre sur leurs épaules et tourner vite et moi qui disais encore encore je n’ai pas encore le vertige, le ciel se parait de son bel azur pour la gamine que j’étais. Puis, j’ai grandi, mes gaillards ont vieilli. Lorsque nous parlons, nous nous demandons quand a eu lieu la démission de la pensée et quand se pointera t’elle à nouveau. Des années plus tard, une jeune cubaine m’a offert d’autres portraits, des pièces de monnaie à ton effigie. Je les regarde de temps en temps, mais ce qui manque ce sont mes gaillards, mes héros d’antan et les pasionarias de ma tribu, ces femmes battantes qui débattaient jusqu’aux petites heures du matin. Entre Casablanca, Paname, La Havane et Prague mes souvenirs font d’incessants aller et retour et reste encore et toujours ton portrait.

Je suis certaine que tu n’aurais pas aimé voir ton portrait, pris par Alberto Korda le jour des funérailles des victimes de l’explosion de La Coubre, sur les poitrines de jeunes hommes et jeunes femmes. Je suis certaine que ni toi ni Camilo Cienfuegos n’auraient aimé voir vos portraits arborés pour convaincre le monde que vous êtes morts pour leur survie. Parce que vous ne saurez jamais combien les jeunes cubains vous vénérent. Vous êtes devenus intouchables. Toi l’Argentin découvrant le visage de la misère, toi qui mettais dans chacune de tes phrases ce che que seuls les Argentins utilisent que c’en est devenu ton surnom.

Pendant longtemps, tu étais dans le coeur des gens. Puis, la crise économique cubaine t’a sorti de l’univers des limbes. Tu es devenu une sorte de saint très rentable. Du fameux T Shirt au calendrier en passant par le porte-clefs.

Aujourd’hui La Havane te fêtera, mais toi tu n’aimais pas les fêtes ou du moins si peu. Parce que tu as quitté ce monde il y a 50 ans, nous ne saurons jamais quel homme politique tu aurais été aujourd’hui. Non, je ne te déifie pas car tu étais un homme après tout. Un homme déterminé à changer le monde dans lequel il vivait et puis nous ne saurons jamais alors nous te gardons sur le piédestal car tu fais partie de ces mythes qu’on aime garder vivants alors que tu n’étais qu’un homme. Pas n’importe lequel, il va s’en dire, mais un homme dont le parcours hante encore certains. Tes enfants voyagent à travers le monde surtout Camilo et Aleida. Un de tes petits-enfants garde une image si glauque de l’univers où il a évolué, il est parti rejoindre sa mère ta fille, Hilda. Non, tu n’étais un ange, car quiconque croit qu’on change tout un sytème sans la moindre goutte de sang est naïf.

Et voilà qu’on ne veut tout simplement pas te laisser mourir. Icons die hard, they say. Régression est le titre du court-métrage.