Mirages ensorcellants. Le trompettiste entame Summer time. Les notes tel un clapotis rappellent des jours meilleurs. Pas de rapides en vue, sauf ceux de l’être. Fragments d’être. So What? La contrebasse à la sonorité lancinante investit l’espace. Regain d’énergie. Energie diffuse. Et les doigts de l’artiste sur les cordes de l’instrument racontent l’histoire de la vie. Fascinante contrebasse. Le trompettiste fait face à ses musiciens, le dos tourné à l’auditoire. Cela dure le temps de toute la prestation. Lorsque son souffle se fait puissant, il lève les épaules. Quand la note se fait douce, il penche le torse. Tous imaginent son visage, son regard. Son dos devient voile. Nous imaginons sa peau d’ébène, son regard lointain. Il nous offre sa musique et nous demandons à voir son visage. Elle entre en scène, chétive et timide. Elle s’assied sur le tabouret au milieu de la scène. Le technicien règle l’éclairage. Elle paraît toute petite, toute fragile. Le guitariste s’amuse a faire des gammes. Vêtue de noir, Elle porte ses cheveux longs dont quelques mèches lui couvrent l’oeil droit. Ses doigts se nouent et se dénouent. La foule attend. La guitare laisse enfin couler la mélodie. Elle croise ses jambes, baisse la tête et ferme les yeux. Ses lèvres bougent et en jaillit une voix puissante, rauque à souhait. Son regard attise. Ses mains se tendent. Et elle entame un chant militant. Celui à la mémoire du Commandante. Sauf, qu’elle a une facon de chanter qui en fait plus une chanson d’amour qu’un poème militant. Plus loin, un couple s’observe, se dévore du regard en se demandant comment finira la soirée. Va t’elle être in or out? Va t’il se faire insistant ou la laisser désirer l’ultime moment. Elle n’en peut plus. Elle a soif, chaud et cherche ses mots. Elle n’ose pas ou plutôt veut se délecter de l’instant. Elle change d’idée, déboutonne son manteau, passe la main tout près de son sein gauche. Lui, la contemple avec un air ébahi et surpris. Lentement, elle en sort un petit objet rectangulaire. Elle a la gorge nouée. Il s’aventure et lui caresse les cheveux du bout des doigts. Elle trésaille. Lui offrant ses lèvres, elle ferme les yeux et se penche vers lui comme pour recueillir une ultime goutte de pluie. Il ne tient plus en place, il est déjà à s’imaginer peintre sur un canevas immaculé. Elle ajuste ses lunettes, ouvre l’objet qui contient un feuillet. Elle rougit. Il sourit. Elle tousse comme pour s’éclaircir la voix. Il porte sa main à son visage. Elle demande s’il est prêt. Il répond que oui. Elle caresse ses doigts en parcourant le feuillet :
« Cette alliance de l’univers des formes a l’univers des nombres représentait une rupture avec le passé. Les nouvelles géométries apparaissent toujours lorsque quelqu’un change une règle fondamentale. Supposez que l’espace soit courbe et non plat, dit un géomètre, vous obtenez une singulière parodie incurvée de la géométrie d’Euclide, celle qui justement fournit le cadre correct pour élaborer la relativité générale. Supposez que l’espace puisse avoir quatre dimensions, ou cinq, ou six. Supposez que le nombre exprimant la dimension puisse être une fraction. Supposez que les formes puissent être tordues, étirées, nouées. Ou, supposez maintenant que les formes soient définies non en résolvant une équation, mais en l’itérant suivant une boucle en feed- back. »(1)
Il ne sait plus quoi dire. Il est heureux. Elle sourit. Ils parlent, ils s’écoutent. Ils plongent l’un dans l’autre et se disent au revoir. Elle remet l’écrin sous son manteau. Il caresse son manteau. Elle retire ses lunettes. Il rejoint la chanteuse. Elle rejoint le trompettiste. Ils se jurent en se suivant du regard que ce fut le plus intense « one night stand » de leur existence.
(1) Gleick, La Theorie du Chaos, Flammarion, Champs, 1989.
The One Night Stand