Un jour alors que je me pensais vieille, un souvenir vint me visiter. Il avait l’allure du futur et moi celle du passé. Je n’avais vu les rides s’installer. Elles sont arrivées une à une et ont commencé à creuser leurs sillons racontant ainsi mon cheminement. Chacune portait une tranche de vécu. Je ne les ai pas vues venir. Quant à mes cheveux, je ne me souviens que vaguement de leur couleur, une sorte de mélange entre marron et noisette. Alors que mes copines comptaient leurs conquêtes amoureuses, je comptais mes premiers cheveux gris. Puis vint l’âge des désillusions, celui de l’effet domino.Mais à quoi bon revisiter puisqu’il reste encore tant d’espaces intérieurs à défricher. Avant, comme tout immigrant, je disais voir la moitié de la vie là-bas. Ce n’est plus le cas. Souvent lorsque je me promène à Montréal, j’aime arpenter les rues de ma jeunesse, les chemins de mon insouciance.Sur la rue du Parc, j’ai aimé. Sur la rue de l’Esplanade, j’ai blessé. Sur la rue Clark, j’ai embrassé. Sur le chemin Reine Marie, j’ai fait une promesse. Sur Côte des neiges, j’ai haï. Sur St Joseph, j’ai voyagé à travers les mots, les sensations et les amants. Sur la rue Bernard, certains m’ont espérée. Sur la rue St Denis, j’en ai quitté d’autres.

La rue Berri
Il commence à me sortir des insanités, me bouscule, me menace. Je ne connais encore personne. J’ai peur. J’en parle à un camarade de fac, elle me traite de conne. Je me tais. Je subis. La gifle. J’ai envie de le tuer. Il a commis l’irréparable. Il se confond en excuses, il pleure. Je ne peux pas. Si je lui pardonne, il recommencera. Aujourd’hui une gifle, de quoi sera fait demain ?Ses copains intercèdent en sa faveur. Il a l’air abattu par le chagrin. Repentant.Je cède. Il recommence quelques mois plus tard. Il faut que je me tire. Que je me sauve. Il est manipulateur, violent. Je ne l’aime plus. Je ne peux pas et ne veux pas aimer un bourreau. Je rentre au pays. Il me suit. Je l’évite. Je n’en parle à personne. Je cache ma cicatrice intérieure car personne ne croirait que j’ai « laissé » un mec me violenter. Il vient sonner à la porte. Je lui signifie qu’il n’est pas question que nous reprenions. Il ne me croit pas. Me jure que je suis à lui. J’ai envie de rire. De lui vomir à la face la hargne que j’éprouve envers lui.Je l’imagine insecte que j’écrase avec minutie. Il me menace encore, je referme la porte sur un pan de ma vie. Il n’existe plus.

Ottawa

Je le rencontre au restaurant. Je me souviens de lui. Il m’avait parlé il y a quelques années. Nous allons danser. Il me raccompagne et me souhaite bonne nuit. Il me rappelle le lendemain. Il me demande si j’ai des projets pour l’été. Je lui réponds que non. Qu’à part aider au restaurant, rien à l’horizon. Il me demande d’épeler mon nom de famille. Il m’invite à prendre un café. Lorsque je le revois, il a un bouquet d’iris à la main. Nous nous installons et il sort une enveloppe qu’il me tend. Il m’invite à aller aux Bermudes. Je ne dis pas non.Je saute dans le premier autobus vers Montréal. Mon amie n’en croit pas ses yeux. Elle me pense folle, partir comme ça. Je lui réponds que la vie mérite d’être vécue et qu’à force de se créer des frayeurs on n’arrive plus à vivre.

South Hampton

La vie est belle. Je ne fais pas de projets, je ne veux pas. Je veux garder ma carapace. Il est gentil, attentionné, drôle. C’est l’été. Retour au Canada Il s’installe à Toronto, je reviens à Montréal. Nous nous revoyons à Toronto. Il est toujours aussi adorable. Puis, il disparaît, ne donne plus le moindre signe de vie. J’appelle quelques fois. Il est au boulot, là où il se sent bien, au milieu de ses marmites. Quatre mois passent sans un signe. Je mets un x sur son prénom et je sors.

Café Campus, chemin Reine Marie/Queen Mary

Il est blond, je n’aime pas les blonds. Il est timide. Nous sortons et nous papotons. Demain, Jean Paul II visite Montréal. Des camions citernes lavent le chemin qui mène à l’Oratoire Saint Joseph. Il me parle de sa famille, je lui parle de la mienne. Il me raconte la rencontre de ses grands parents. Lui garde suisse, elle nounou au Vatican. Nous nous revoyons. J’en tombe amoureuse.Nous serons ensemble trois ans. Je lui dois tout. Je ne lui ai jamais dit. Il ne faut pas pleurer car comme d’habitude, je prends la fuite.

Chemin Reine Marie/Quenn Mary Rebelote

Je rencontre Al, un autre blond. Comédien anglophone, il vit à Montréal. Il me fait rire. Une sorte de dandy des temps modernes. Je l’encourage. Il veut vivre de ses prestations de figurant. Je paie et lui se fait entretenir. La moutarde me monte au nez. Je disparais. Une page de blonds. Autour de moi, le conciliabule. Faut me sauver. Je n’ai pas envie d’être sauvée. Al m’appelle. Hennessey est mort d’une overdose pendant le passage de la troupe néerlandaise ou allemande Boulevard des rêves perdus. Il est mort près du chapiteau. Hennessey était un drôle de dandy. Il était à lui seul le mélange de tant de cultures. Je retrouve les comédiens. Je fais à manger, je console sa blonde. Je découvre que Hennessey avait une vie hors du commun. Dans le salon, sa blonde, son autre blonde et son amant rivalisent pour démontrer qu’ils le connaissaient mieux que les deux autres. Ils se déchirent à savoir lequel ou laquelle il aimait le plus. Je me demande ce que je fais là. Le téléphone sonne, c’est J. Il me dit que la bande se fait un sang d’encre pour moi. Je le rassure. Je n’ai pas d’amoureux et Hennessey était juste un bon copain. Sa blonde a besoin de présence.23 juin, nous enterrons Hennessey le lendemain. Le cercueil est scellé, c’est le début de la panique, on voit le SIDA partout. Du coup, nous n’aurons pas l’occasion de le revoir une dernière fois.

St-Joseph

Je saute dans un taxi et vais visiter J. & B., ils m’attendent sur le balcon. Ce sont mes amis. Je dis souvent que nous formons une drôle de bande. Ils me pardonnent tout, ne me jugent jamais. Il fait chaud, la ville fête la veille de la Saint Jean Baptiste. Il y a là un de leurs amis. Je l’ai entrevu lors de la pendaison de la crémaillère il y a quelques mois. Nous sortons, je suis encore ébranlée par la mort de Hennessey. J’essaie de comprendre pourquoi il se droguait. Pourquoi il est mort sous un arbre dans le Boulevard des rêves perdus. Le nom de la troupe me hantera des années durant. J. & B. me consolent. L’autre écoute. Il a des yeux aussi calmes qu’un lac. Il m’écoute. Il me prend la main comme le font les autres. Nous rentrons. Je n’ai pas sommeil, je lui propose d’aller escalader la clôture de la piscine. Il me suit. Mais qu’ont-ils ces mecs à suivre mes moindres lubies ? Nous arrivons au parc, je change d’avis. Pas envie de me faire arrêter par les flics. Nous nous asseyons sous un chêne. Je lui raconte ma vie, toute ma vie. De la première virgule au dernier point de suspension. Il m’écoute. Il ne dit rien. Tout au plus, s’aventure t’il à toucher mes boucles. Il dit qu’il n’a jamais vu de pareils cheveux. Nous rentrons. Je vais me coucher. Je me blottis contre J. qui m’entoure de ses bras. Je rêve à Hennessey, à ses amoureux. Je le vois me dire bonne nuit. A mon réveil, l’appartement est vide. Mais il est là dans la cuisine. Il joue aux échecs. Il ne me croit pas quand je lui dit que je n’y ai jamais joué. Il essaie de m’apprendre, c’est peine perdue. Il m’invite chez lui à manger un spaghetti trop épicé à mon goût.

Parc coin Laurier

Il me raccompagne à l’arrêt d’autobus, me donne son numéro. Je le regarde s’éloigner. Je me pince. Il tourne et disparaît ou est-ce l’autobus qui démarre.
Un autre été qui s’annonce… Posted by Picasa