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En tournant la rue pour se diriger vers Sidi Belyout, Frikss entendit un vieil homme vociférer :
-Dans mon temps, les toxicomanes carburaient à l’alcool et les barbituriques. J’ai vu aujourd’hui en moins d’une demi-heure des visages aux regards complètement pétés. Un jeune qui inhalait je ne sais quoi. Et tant d’autres carrément sous influence. Ici, misère et opulence se côtoient sans aucune gêne. Où sont ceux qui vous ont mis au monde? Forcément, à force de triquer, on en oublie qu’il faut mettre un latex et on sème à tout vent! Dictionnaires à fantasmes et des cruches en guise de têtes! Espèce de puces du rat! Vos pères ne pensaient qu’à coïter et mieux vaut ne pas parler de vos mères qui ne supportent ni la pilule et préfèrent croupir dans la misère, vieillir avant l’âge pour finir par ressembler à des oiseaux de proies malingres!

Frikss se dit que si le monde ne pouvait même plus se laisser aller, que resterait-il des êtres?

Le vieux continuait à crier :

-Cette ville faudrait la barricader jour et nuit, faudrait vous stériliser afin d’empêcher que vous ne vous multipliez! Puces du rat!

Frikss se demandait si la maigre recette de la journée allait lui permettre d’acheter de quoi épater la brunette plantureuse de Sidi Belyout. Bon, d’accord il n’était pas salarié, ni riche, mais il ne comptait pas. Contrairement à son copain Idriss, il savait offrir. Parce que son copain n’en finissait pas de lui parler de l’enfer et du paradis. Tout était interdit, passible de la pire des ires célestes. Si bien qu’à chaque journée, Frikss se sentait obligé de dire à son ami: « Je ne crois ni en ton paradis, ni en ton enfer, je t’écoute depuis 5 ans et je n’ai pas du tout envie de rêver à ce qui arrivera le jour où mon coeur cessera de battre. »

Frikss devait faire avec les schizos du coin quand ce n’était pas avec les amis de Idriss, preachers, surgissant tels des champignons et essayant de l’endoctriner à coup d’exemples foireux et de visions apocalyptiques. Il y avait Krimou qui criait à qui voulait bien l’entendre qu’il avait découvert en Alaska une herbe soignant l’asthme et qu’il avait menacé Reagan en personne. Il y avait Nass Blassa qui se faufilait partout et se prenait réellement pour le vrai Nass Blassa et sortait dans la rue crier: « c’est mon autoroute, redonnez-moi mon fric! » Il y avait 3liwa 9rmissa qui avait pris un peu trop de LSD et passait sa journée à crier qu’il était victime de persécution. Bref, non seulement Frikss devait négocier avec l’humeur des Casablancais, mais était condamné, pour le moment se disait-il en guise de réconfort, de supporter les délires de ses connaissances.

Il les avaient retrouvé derrière les murs de la Médina. Nass Blassa parlait de sa dernière conquête :

-Vous auriez dû la voir, les mecs. Un monument, cette femelle! Aïe, je tremble rien qu’à m’imaginer sa croupe. Et le coup de rein, je ne vous dis pas. Aïe aïe aïe.

Frikess en avait connu des femmes, mais il n’en parlait jamais. Il se contentait de sourire en pensant à elles, à leurs qualités, à cet émerveillement qu’elles faisaient naître en lui à chaque regard, à chaque parole. De sa mère, il ne gardait que le souvenir d’une fleur fanée avant son éclosion. Il avait grandi en ayant la haine de ses pairs, ces couillus qui criaient pour intimider, frappaient pour faire taire, s’imposaient au milieu des plus faibles car ils en bavaient avec plus forts qu’eux. Son père? Il n’en gardait que quelques souvenirs et la mare de sang dans laquelle il baignait. On lui avait fait la peau une nuit, on l’avait égorgé comme un mouton et il l’avait découvert sans vie. Tout le monde avait fermé les persiennes et barricadé les portes pendant qu’il gesticulait et criait en perdant son sang. De bons croyants qu’ils aimaient se répéter les voisins.